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La fin de l’histoire selon Alexandre Kojève lisant Hegel

http://www.leconcombre.com/biblio/kojeve/fin-de-l’histoire-01.html
http://www.jpbu.fr/philo/notions/histoire/Kojeve_Fin-de-l’histoire.rtf
“Après avoir opposé l’Être‑donné ou l’Espace au Moi‑personnel ou au Temps, Hegel précise la nature des deux entités opposées, en parlant d’abord de l’Espace (p. 563, 1. 11‑15) :

« Ce devenir de l’Esprit mentionné en dernier lieu, [à savoir] la Nature, est son devenir vivant immédiat. La Nature, [c’est‑à‑dire] l’Esprit aliéné‑ou‑extériorisé, n’est dans son existence‑empirique rien [d’autre] que l’aliénation‑ou‑extériorisation éternelle de son maintien‑stable (Bestehens) et le mouvement[‑dialectique] qui produit le Sujet ».
Le Sein ou l’Espace, — c’est la Nature, le Monde naturel non-conscient. Et ce Monde est éternel en ce sens qu’il est en dehors du Temps. La Nature, — c’est la « ewige Entäusserung » de l’Esprit. Ici encore, il y a devenir (Werden) ou mouvement : mais, comme chez Descartes, il s’agit d’un mouvement non‑temporel ou géométrique ; et les changements naturels (le devenir biologique) ne transforment pas l’essence de la Nature, qui donc reste éternellement identique à elle‑même. Ce « mouvement » naturel (l’« évolution ») produit, certes, le « Subjekt », c’est‑à‑dire l’Homme ou plus exactement l’animal qui deviendra Homme. Mais l’Homme, une fois constitué dans sa spécificité humaine, s’oppose à la Nature et engendre ainsi un nouveau devenir, qui transforme essentiellement l’Être donné naturel et qui est le Temps qui l’anéantit, c’est‑à‑dire l’histoire de l’Action négatrice.

Le « Réalisme » hégélien est donc non pas seulement ontologique, mais encore métaphysique. La Nature est indépendante de l’Homme. Étant éternelle, elle subsiste avant lui et après lui. C’est en elle qu’il naît, comme nous venons de le voir. Et comme nous le verrons tout de suite, l’Homme qui est Temps disparaît aussi dans la Nature spatiale. Car cette Nature survit au Temps (1).
(1) La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est‑à‑dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. En fait la fin du Temps humain ou de l’Histoire, c’est‑à‑dire l’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l’Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : — la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’Homme ne changeant plus essentiellement lui‑même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux. — Rappelons que ce thème hégélien, parmi beaucoup d’autres, a été repris par Marx. L’Histoire proprement dite, où les hommes (les « classes ») luttent entre eux pour la reconnaissance et luttent contre la Nature par le travail, s’appelle chez Marx « Royaume de la nécessité » (Reich der Notwendigkeit) ; au‑delà (jenseits) est situé le « Royaume de la liberté » (Reich der Freiheit), où les hommes (se reconnaissant mutuellement sans réserves) ne luttent plus et travaillent le moins possible (la Nature étant définitivement domptée, c’est‑à‑dire harmonisée avec l’Homme). Cf. Le Capital, Livre III, Chapitre 48, fin du 2° alinéa du § III
Le texte de cette Note (1 de la p. 434) est ambigu, pour ne pas dire contradictoire. Si l’on admet « la disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire », si l’on affirme que « l’Homme reste en vie en tant qu’animal », en précisant que « ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit », on ne peut pas dire que « tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l’art, l’amour, le jeu, etc… ». Si l’Homme re‑devient un animal, ses arts, ses amours et ses jeux doivent eux aussi re‑devenir purement « naturels ». Il faudrait donc admettre, qu’après la fin de l’Histoire, les hommes construiraient leurs édifices et leurs ouvrages d’art comme les oiseaux construisent leurs nids et les araignées tissant leurs toiles, exécuteraient des concerts musicaux à l’instar des grenouilles et des cigales, joueraient comme jouent les jeunes animaux et s’adonneraient à l’amour comme le font les bêtes adultes. Mais on ne peut pas dire alors que tout ceci « rend l’Homme heureux ». Il faudrait dire que les animaux post‑historiques de l’espèce Homo sapiens (qui vivront dans l’abondance et en pleine sécurité) seront contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que, par définition, ils s’en contenteront. Mais il y a plus. « L’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit » signifie aussi la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre. Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi‑disant « discours » seraient ainsi semblables au prétendu « langage » des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n’est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même. Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post‑historiques, de « connaissance [discursive] du Monde et de soi ».

À l’époque où j’ai rédigé la Note ci‑dessus (1946), le retour de l’Homme à l’animalité ne me paraissait pas impensable en tant que perspective d’avenir (d’ailleurs plus ou moins proche). Mais j’ai compris peu après (1948) que la fin hégélo‑marxiste de l’Histoire étant non pas encore à venir, mais d’ores et déjà un présent. En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle‑ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant‑garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est‑à‑dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre‑Napoléon. Du point de vue authentiquement historique, les deux guerres mondiales avec leur cortège de petites et grandes révolutions n’ont eu pour effet que d’aligner sur les positions historiques européennes (réelles ou virtuelles) les plus avancées, les civilisations retardataires des provinces périphériques. Si la soviétisation de la Russie et la communisation de la Chine sont plus et autre chose encore que la démocratisation de l’Allemagne Impériale (par le truchement de l’hitlérisme) ou l’accession du Togo à l’indépendance, voire l’auto‑détermination des Papous, c’est uniquement parce que l’actualisation sino‑soviétique du bonapartisme robespierrien oblige l’Europe post‑napoléonienne à accélérer l’élimination des nombreuses séquelles plus ou moins anachroniques de son passé pré‑révolutionnaire. D’ores et déjà, ce processus d’élimination est d’ailleurs plus avancé dans les prolongements nord‑américains de l’Europe qu’en Europe elle-même. On peut même dire que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du « communisme » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une « société sans classes » peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur cœur ne le leur dit.

Or, plusieurs voyages comparatifs effectués (entre 1948 et 1958) aux États‑Unis en et U. R. S. S. m’ont donné l’impression que si les Américains font figure de sino‑soviétiques enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement. J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post‑historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité tout entière. Ainsi, le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, main comme une certitude déjà présente.

C’est à la suite d’un récent voyage au Japon (1959) que j’ai radicalement changé d’avis sur ce point. J’ai pu y observer une Société qui est unique en son genre, parce qu’elle est seule à avoir fait une expérience presque trois fois séculaire de vie en période de « fin de l’Histoire », c’est‑à‑dire en l’absence de toute guerre civile ou extérieure (à la suite de la liquidation du « féodalisme » par le roturier Hideyoshi et de l’isolement artificiel du pays conçu et réalisé par son noble successeur Yiyeasu). Or, l’existence des Japonais nobles, qui cessèrent de risquer leur vie (même en duel) sans pour autant commencer à travailler, ne fut rien moins qu’animale.

La civilisation japonaise « post‑historique » s’est engagée dans des voies diamétralement opposées à la « voie américaine ». Sans doute, n’y a‑t‑il plus eu au Japon de Religion, de Morale, ni de Politique au sens « européen » ou « historique » de ces mots. Mais le Snobisme à l’état pur y créa des disciplines négatrices du donné « naturel » ou « animal » qui dépassèrent de loin, en efficacité, celles qui naissaient, au Japon ou ailleurs, de l’Action « historique », c’est‑à‑dire des Luttes guerrières et révolutionnaires ou du Travail forcé. Certes, les sommets (nulle part égalés) du snobisme spécifiquement japonais que sont le Théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs furent et restent encore l’apanage exclusif des gens nobles et riches. Mais, en dépit des inégalités économiques et sociales persistantes, tous les Japonais sans exception sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalement formalisées, c’est‑à‑dire complètement vidées de tout contenu « humain » au sens d’« historique ». Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe capable de procéder, par pur snobisme, à un suicide parfaitement « gratuit » (la classique épée du samouraï pouvant être remplacée par un avion ou une torpille), qui n’a rien à voir avec le risque de la vie dans une Lutte menée en fonction de valeurs « historiques » à contenu social ou politique. Ce qui semble permettre de croire que l’interaction récemment amorcée entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non pas à une rebarbarisation des Japonais, mais à une « japonisation » des Occidentaux (les Russes y compris).

Or vu qu’aucun animal ne peut être snob, toute période post‑historique « japonisée » serait spécifiquement humaine. Il n’y aurait donc pas d’« anéantissement définitif de l’Homme proprement dit », tant qu’il y aurait des animaux de l’espèce Homo sapiens pouvant servir de support « naturel » à ce qu’il y a d’humain chez les hommes. Mais, comme je le disais dans la Note ci‑dessus, un « animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné » est un être vivant qui n’a rien d’humain. Pour rester humain, l’Homme doit rester un « Sujet opposé à l’Objet », même si disparaissent « l’Action négatrice du donné et l’Erreur ». Ce qui veut dire que tout en parlant désormais d’une façon adéquate de tout ce qui lui est donné, l’Homme post‑historique doit continuer à détacher les « formes » de leurs « contenus », en le faisant non plus pour trans‑former activement ces derniers, mais afin de s’opposer soi‑même comme une « forme » pure à lui-même et aux autres, pris en tant que n’importe quels « contenus ».
Le Sein ou le Raum, — c’est la Nature éternelle, voire non-temporelle. Quant à l’entité opposée, qui est Selbst (c’est‑à‑dire Homme) ou Zeit, elle n’est rien d’autre que l’Histoire.

C’est ce que Hegel dit maintenant (p. 563, l. 16‑20) :

« Quant à l’autre aspect du devenir de l’Esprit, [qui est] l’Histoire, [c’]est le devenir qui sait‑ou‑connaît [et qui] se médiatise ; [c’est] l’Esprit aliéné‑ou‑extériorisé dans (an) le temps. Mais cette aliénation‑ou‑extériorisation est tout autant l’aliénation‑ou‑extériorisation d’elle‑même : — l’entité‑négative‑ou‑négatrice (Negative) est l’entité‑négative‑ou‑négatrice de soi‑même. »
Le Selbst, c’est‑à‑dire l’Homme proprement dit ou l’Individu libre, — est le Temps ; et le Temps est l’Histoire, et l’Histoire seulement. (Qui, d’ailleurs, est « das wissende Werden », « le devenir connaissant » de l’Esprit, c’est‑à‑dire en fin de compte évolution philosophique). Et l’Homme est essentiellement Négativité, car le Temps est le Devenir, c’est‑à‑dire l’anéantissement de l’Être ou de l’Espace. L’Homme est donc un Néant qui néantit et qui ne se maintient dans l’Être (spatial) qu’en niant l’être, cette Négation étant l’Action. Or si l’Homme est Négativité, c’est‑à‑dire Temps, il n’est pas éternel. Il naît et il meurt en tant qu’Homme. Il est « das Negative seiner selbst », dit Hegel. Et nous savons ce que cela signifie : l’Homme se supprime en tant qu’Action (ou Selbst) en cessant de s’opposer au Monde, après y avoir créé l’État universel et homogène ; ou bien, sur le plan cognitif : l’Homme se supprime en tant qu’Erreur (ou « Sujet » opposé à l’Objet) après avoir créé la Vérité de la « Science ».
Dans les textes qui suivent et qui terminent le Chapitre VIII et donc la PhG en général, Hegel précise sa conception de l’Histoire. Et ceci montre que l’introduction de l’Histoire dans la philosophie est pour Hegel sa découverte principale et décisive.

Hegel dit d’abord ceci (p. 563, 1. 20‑29) :

« Ce devenir [c’est‑à‑dire l’Histoire] représente (stellt dar) un mouvement[‑dialectique] et une succession lente‑et‑inerte (träge) d’Esprits. [C’est] une galerie d’images, dont chacune, [étant] dotée de la richesse complète de l’Esprit, se meut avec tant de lenteur-et‑d’inertie précisément parce que le Moi‑personnel doit pénétrer et digérer [ici] cette richesse totale de sa substance. Étant donné que l’achèvement‑ou‑la‑perfection de l’Esprit consiste dans le Savoir‑ou‑la‑connaissance de ce qu’il est, [c’est‑à‑dire de] sa substance, — ce Savoir est son acte‑d’aller‑à‑l’intérieur‑de‑soi dans lequel il quitte son existence‑empirique et transmet sa forme-concrète au Souvenir‑intériorisant (Erinnerung). »
C’est clair, et il y a peu de chose à ajouter. — Chaque étape du Devenir, c’est‑à‑dire chaque Monde historique, est « mit dem vollständigen Reichtum des Geistes ausgestattet ». C’est‑à‑dire : jamais, à aucun moment du Temps, il n’y a d’Esprit existant en dehors du Monde historique humain. Il n’y a donc pas de transcendance ; l’Histoire est le devenir de l’Esprit, et l’Esprit n’est rien d’autre que ce devenir historique de l’Homme.

Quant au but de l’Histoire, — c’est le Wissen, la Connaissance de soi, c’est‑à‑dire la Philosophie (qui devient finalement Sagesse). L’Homme ne crée un Monde historique que pour savoir ce qu’est ce Monde et pour se connaître ainsi soi‑même en lui. Or, j’ai déjà dit que le concept « Chien » par exemple, ne peut se dégager du chien réel et se matérialiser dans le mot « Chien », — ou bien en d’autres termes, qu’il ne peut y avoir de connaissance conceptuelle ou discursive (Wissen) du chien, que parce que le chien meurt ou devient Passé. Et il en est de même, comme Hegel vient de le dire, pour l’Homme et son Monde historique. On ne peut connaître un Monde historique que parce qu’il est historique, c’est‑à‑dire temporel et par conséquent fini ou mortel. Car on ne le connaît vraiment, c’est‑à‑dire conceptuellement ou philosophiquement, que dans l’« Erinnerung » : c’est le souvenir (Erinnerung) d’un réel passé qui est l’intériorisation (Er‑innerung) de ce réel, c’est‑à‑dire le passage de son « sens » (ou « essence ») de la Réalité extérieure dans le Concept qui est en moi, qui est à l’intérieur du « Sujet ». Et si la totalité de l’Histoire ne peut ainsi être comprise (dans et par la PhG) qu’à la fin de l’Histoire, un Monde historique particulier ne peut être compris qu’après sa fin ou sa mort dans l’Histoire.

Hegel le dit d’ailleurs lui-même dans la « Rechtsphilosophie » (vol. VI, p. 17) :

« Étant la pensée‑ou‑l’idée (Gedanke) du Monde, la philosophie apparaît dans le temps seulement après que la réalité-objective achevée‑ou‑parfait son processus‑de-formation‑éducatrice (Bildungsprozess) et qu’elle s’est accomplie (fertig gemacht)… Si la philosophie peint sa grisaille, c’est qu’une forme‑concrète de la vie est [déjà] devenue vieille ; et elle ne se laisse pas rajeunir par [une] grisaille, mais seulement connaître‑ou‑comprendre (erkennen) : — le hibou de Minerve ne commence son vol qu’à la tombée de la nuit. »
Ce passage célèbre, écrit quinze ans après la PhG, est le meilleur commentaire du texte que j’interprète.

Dans le passage qui suit ce texte, Hegel développe encore son idée (pp. 563, 1. 29‑564, 1. 2) :

« Dans son acte‑d’aller‑à‑l’intérieur‑de‑soi, l’Esprit est plongé dans la nuit de sa Conscience‑de‑soi. Mais son existence‑empirique disparue est conservée dans cette nuit. Et cette existence‑empirique supprimée‑dialectiquement, [c’est‑à‑dire l’existence qui est déjà] passée, mais [qui est] engendrée‑à‑nouveau à partir du Savoir, — est l’existence‑empirique nouvelle : [c’est] un nouveau Monde [historique] et une nouvelle forme‑concrète de l’Esprit. Dans cette dernière, l’Esprit doit commencer à nouveau dans l’immédiateté de cette forme, et il doit grandir‑et‑mûrir de nouveau à partir d’elle ; [il doit donc le faire] d’une manière tout aussi naïve que si tout ce qui précède était perdu pour lui et il n’avait rien appris de l’expérience des Esprits [historiques] antérieurs. Mais le Souvenir‑intériorisant (Er‑Innerung) a conservé cette existence ; et [ce Souvenir] est l’entité‑interne‑ou‑intime, et en fait une forme sublimée (höhere) de la substance. Si donc cet Esprit, en ne semblant partir que de soi, commence sa formation‑éducatrice (Bildung) de nouveau à partir du début, c’est en même temps à un degré plus élevé (höhern) qu’il [la] commence. »
Il s’agit de l’aspect phénoménologique de la dialectique de l’Être et cet aspect est l’Histoire. Quant au rythme de l’Histoire, il est bien tel que je l’ai indiqué auparavant : action prise de conscience action. Le progrès historique, qui représente ce qui est vraiment historique ou humain dans l’Histoire, est une « médiation » par le Savoir ou par le Souvenir compréhensif. L’Histoire est donc doublement une histoire de la Philosophie : d’une part, elle existe par la Philosophie et pour la Philosophie ; d’autre part, il y a Histoire parce qu’il y a Philosophie et pour qu’il y ait Philosophie, ou — finalement — Sagesse. Car c’est la Compréhension ou le Savoir du Passé qui, étant intégré dans le Présent, transforme ce Présent en Présent historique, c’est‑à-dire en un Présent qui réalise un progrès par rapport à son Passé.

Cette dialectique de l’Action et du Savoir est essentiellement temporelle. Ou, mieux encore, elle est le Temps, c’est‑à‑dire un Devenir non‑identique, où il y a vraiment et réellement un progrès et donc un « avant » et un « après ».

C’est ce que dit Hegel (p. 564, 1. 2,5)

« Le royaume‑des‑Esprits qui s’est formé‑et‑éduqué de cette façon dans l’existence‑empirique, constitue une succession (Anfeinanderfolge) où l’un [des Esprits historiques] a relayé l’autre et où chacun a reçu du précédent l’empire du Monde. »
Or, si ce Devenir dialectique est le Temps, c’est qu’il a un commencement et une fin. Il a donc un but (Ziel) qui ne peut plus être dépassé.

C’est de ce but que Hegel va parler maintenant (p. 564, 1. 5‑12) :

Le but (Ziel) de cette succession [c’est‑à‑dire de l’Histoire universelle] est la révélation de la profondeur ; et cette révélation est le Concept absolu. Cette révélation est par conséquent la suppression‑dialectique de la profondeur de l’Esprit, c’est‑à‑dire son expansion‑ou‑son‑étendue (Ausdehnung) ; [en d’autres termes, cette révélation est] la Négativité‑négatrice de ce Moi‑abstrait (Ich) existant‑à‑l’intérieur‑de‑lui‑même ; [Négativité] qui est l’aliénation‑ou‑l’extériorisation de ce Moi, c’est‑à‑dire sa substance. Et [cette révélation est aussi] le Temps de ce Moi‑abstrait – [le Temps qui consiste dans le fait] que cette aliénation‑ou‑extériorisation s’aliène‑ou‑s’extériorise en elle‑même et, [en existant] dans son expansion‑ou‑étendue, existe ainsi également dans sa profondeur, [c’est‑à‑dire dans] le Moi‑personnel (Selbst). »
Le but de l’Histoire, son terme final, — c’est « le Concept absolu », c’est‑à‑dire la « Science ». Dans cette Science, dit Hegel, l’Homme supprime‑dialectiquement son existence temporelle ou « ponctuelle », c’est‑à‑dire vraiment humaine, par opposition à la Nature, et il devient lui‑même Étendue (Ausdehnung) ou Espace. Car dans la Logik, l’Homme se borne à connaître le Monde ou le Sein, et sa connaissance étant vraie, il coïncide avec le Monde, c’est‑à‑dire avec le Sein, c’est‑à‑dire avec l’Espace éternel ou non‑temporel. Mais, ajoute Hegel, dans et par la Science l’Homme supprime également cette sienne étendue ou son Extériorisation (Entäusserung), et reste « ponctuel » ou temporel, c’est-à-dire spécifiquement humain : il reste un Selbst, un Moi-personnel. Mais comme Hegel le dira tout de suite, — il ne le reste que dans et par l’Er‑innerung, dans et par le Souvenir compréhensif de son passé historique, Souvenir qui forme la Ire Partie du « Système », c’est‑à‑dire la PhG.

En effet, voici ce que dit Hegel dans le passage final (p. 564, 1. 12‑24) :

« Le but, [qui est] le Savoir absolu [ou le Sage auteur de la Science], c’est‑à‑dire l’Esprit qui se sait‑ou‑se‑connaît en tant qu’Esprit, — [le but] a pour chemin [qui mène] à lui le Souvenir-Intériorisant des Esprits [historiques], tels qu’ils existent en eux-mêmes et accomplissent l’organisation de leur royaume. Leur conservation dans l’aspect de leur existence‑empirique libre‑ou-autonome, qui apparaît‑ou‑se‑révèle sous la forme de la contingence, est l’Histoire [c’est‑à‑dire la science historique vulgaire qui se contente de raconter les événements]. Et quant à leur conservation dans l’aspect de leur organisation comprise‑conceptuellement, — c’est la Science du Savoir apparaissant (erscheinenden) [c’est‑à‑dire la PhG]. Les deux [prises] ensemble [l’histoire‑chronique et la PhG, c’est‑à‑dire] l’Histoire comprise‑conceptuellement, forment le Souvenir‑intériorisant et le calvaire de l’Esprit absolu, la Réalité‑objective, la Vérité [ou Réalité‑révélée] et la Certitude [‑subjective] de son trône, sans lequel il serait l’entité-solitaire privée‑de‑vie. [Et c’est] seulement 

du calice de ce Royaume‑des‑Esprits 

que monte vers lui l’écume de son infinité. »
La « Science » proprement dite, c’est‑à‑dire la « Logik » ou la IIe Partie du « Système », Science qui révèle l’Être éternel ou l’Éternité réelle, est nécessairement précédée par une Ire Partie, où il est question du Devenir de l’Être dans le Temps ou en tant que Temps, c’est‑à‑dire de l’Histoire. C’est, d’une part, la Science historique au sens courant du mot, qui est le Souvenir « naïf » de l’humanité ; et d’autre part c’est la compréhension conceptuelle ou philosophique du passé conservé dans et par ce Souvenir « naïf », cette compréhension étant la PhG. Il s’ensuit que pour Hegel, la PhG ne peut pas être comprise sans une connaissance préalable de l’histoire réelle, de même que l’histoire ne peut pas être vraiment comprise sans la PhG. J’ai donc eu raison de parler d’Athènes, de Rome, de Louis XIV… et de Napoléon, en interprétant la PhG. Tant qu’on ne voit pas les faits historiques auxquels ce livre se rapporte, on ne comprend rien de ce qui y est dit. Mais la PhG est autre chose qu’une « histoire universelle » au sens courant du mot. L’histoire raconte les événements. La PhG les explique ou les rend compréhensibles, en révélant leur sens humain et leur nécessité. C’est dire qu’elle reconstruit (« déduit ») dans ses traits humainement essentiels l’évolution historique réelle de l’humanité. Elle les reconstruit a priori, en les « déduisant » à partir du Désir anthropogène (Begierde) qui porte sur un autre Désir (étant ainsi Désir de Reconnaissance) et qui se réalise par l’Action (Tat) négatrice de l’Être‑donné (Sein). Mais, encore une fois, cette construction « a priori » ne peut être effectuée qu’après coup. Il faut d’abord que l’Histoire réelle s’achève ; ensuite il faut qu’elle soit racontée à l’Homme ; et c’est alors seulement que le Philosophe, en devenant un Sage, peut la comprendre en la reconstruisant « a priori » dans la PhG. Et c’est cette même compréhension phénoménologique de l’Histoire qui transforme le Philosophe en Sage ; car c’est elle qui supprime le Temps définitivement, et rend ainsi possible la révélation adéquate de l’Être achevé et parfait, c’est‑à‑dire éternel et immuable, qui s’effectue dans et par la Logik.
Une remarque encore, concernant la citation de Schiller (tirée de son poème « Freundschaft ») par laquelle se termine la PhG. Cette citation n’est pas textuelle. Et les modifications apportées (consciemment ou non) par Hegel sont révélatrices.

Je ne m’arrête pas sur le fait que Hegel dit « Geisterreich » au lieu de « Seelenreich », quoique cette substitution (très « moderne ») soit extrêmement significative. Ce qui importe surtout, c’est que Hegel dit « dieses Geisterreich » au lieu de « das ganze Seelenreich ». En le faisant, il veut exclure les « Anges » dont parle Schiller ; il veut souligner que l’Être éternel et infini, c’est-à-dire l’Esprit absolu (qui, chez Schiller, est Dieu), surgit uniquement de la totalité de l’existence humaine ou historique. Le passé temporel de l’Étre‑éternel est donc humain, et humain seulement. Si l’on veut parler de « Dieu » chez Hegel, il ne faut donc pas oublier que le passé de ce « Dieu » est l’Homme : c’est un Homme devenu « Dieu », et non un Dieu devenu Homme (et qui, d’ailleurs, redevient Dieu). Et la troisième modification du texte de Schiller apportée par Hegel a le même sens. Schiller dit : « die Unendlichkeit ». Hegel écrit : « seine Unendlichkeit ». La PhG s’achève donc par une négation radicale de toute transcendance. L’Être-éternel‑infini‑révélé, c’est‑à‑dire l’Esprit absolu, est l’être infini ou éternel de ce même Être qui a existé en tant qu’Histoire universelle. C’est dire que l’Infini en question est l’infini de l’Homme. Et la « Science » qui révèle cet Être‑infini est donc doublement une Science de l’Homme : d’une part, elle est le résultat de l’Histoire, c’est‑à‑dire un produit de l’Homme ; et d’autre part, elle parle de l’Homme : de son devenir temporel ou historique (dans la PhG) et de son être éternel (dans la Logik). La « Science » est donc bien Selbstbewusstsein, et non pas Bewusstsein. Et le Sage, en arrivant à la fin de la PhG, peut dire que la « Science » proprement dite qu’il va maintenant développer (dans la Logik) est vraiment sa Science ou son Savoir.

Mais, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, le Sage ne peut parler de la Science comme de sa Science que dans la même mesure où il peut parler de la mort comme de sa mort. Car, en passant à la Logik, le Sage abolit complètement le Temps, c’est‑à‑dire l’Histoire, c’est‑à‑dire sa propre réalité vraiment et spécifiquement humaine, qui dans la PhG n’est déjà qu’une réalité passée : il abandonne définitivement sa réalité d’Individu libre et historique, de Sujet opposé à l’Objet, ou d’Homme qui est essentiellement autre‑chose (Anderes) que la Nature.

Hegel le sait fort bien lui‑même. Et il le savait pour le moins dès 1802. Car on trouve dans son écrit de 1802 intitulé Glauben and Wissen un passage où il le dit clairement, et que je voudrais citer en finissant mon commentaire de la PhG.

Dans ce passage nous lisons ce qui suit (Vol. I, p. 303 s.)

« Toute la sphère de la finitude, du fait d’être soi‑même quelque chose, du sensible, — s’abîme dans la Foi vraie‑ou‑véritable devant la pensée et l’intuition (Anschauung) de l’Éternel, [la pensée et l’intuition] devenant ici une seule et même chose. Tous les moucherons de la Subjectivité sont brûlés dans ce feu dévorant ; et la conscience même de ce don‑de‑soi‑même (Hingebens) et de cet anéantissement (Vernichtens) est anéantie (vernichtet). »
Hegel le sait et le dit. Mais il dit aussi, dans une de ses lettres que ce savoir lui a coûté cher. Il parle d’une période de dépression totale qu’il a vécue entre la 25e et la 30e année de sa vie : d’une « Hypochondrie » qui allait « bis zur Erlähmung aller Kräfte », « jusqu’à la paralysie de toutes ses forces » et qui provenait précisément du fait qu’il ne pouvait pas accepter l’abandon nécessaire de l’Individualité, c’est‑à‑dire en fait de l’humanité, qu’exige l’idée du Savoir absolu. Mais, finalement, il a surmonté cette « Hypochondrie ». Et, devenant un Sage par cette acceptation dernière de la mort, il a publié, peu d’années après, la Ire Partie du « Système de la Science », intitulée « Science de la Phénoménologie de l’Esprit », où il se réconcilie définitivement avec tout ce qui est et a été, en déclarant qu’il n’y aura jamais plus rien de nouveau sur terre.”